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5e Congrès de novembere Santé 2020+
« Nous savons tous ce qu’il faut faire ! »
L’appel lancé pour réformer le système de santé ne doit pas être ignoré. Mais qui tient les rênes des réformes ? Les politiciens ? Les économistes et les fournisseurs de prestations ? Les assureurs-maladie ? Et quel est le rôle joué par le changement numérique à l’aube d’une ère nouvelle ? Trois experts nous livrent leur opinion à ce sujet.
Il n’est pas simple de réformer le système de santé. Ou pour citer Thomas Grichting, vice-président de santésuisse, lors de son exposé introductif: «Les réformes sont un exercice de longue haleine». Il est d’autant plus urgent que nous nous engagions dès à présent en faveur de mesures pertinentes pour les payeurs de primes et les patients. Si nous ne le faisons pas, nous ne pourrons bientôt plus nous payer le système de santé dans sa forme actuelle, ce qui serait une immense perte. Cette année, le Congrès de novembre de santésuisse était consacré à cet exercice difficile que sont les réformes. Fin octobre, trois conférenciers, experts dans leur domaine, se sont penchés à Berne sur la question suivante: «Comment les réformes du système de santé peuvent-elles aboutir?». Il en est ressorti qu'il faut plus de numérisation, plus de libertés en termes de concurrence – mais en aucun cas une réduction des prestations. Tout le monde repousse cette idée. infosantésuisse a résumé à l’intention de ses lecteurs quelques éléments-clés des exposés de chacun des intervenants et arrive à la conclusion suivante, en reprenant de nouveau les propos de Thomas Grichting: «Nous savons tous ce qu’il faut faire. Il n’y a plus qu’à se mettre au travail!».
LA POLITIQUE DE LA SANTÉ EST-ELLE RÉFORMABLE ? COUP D’OEIL SUR L’ÉTAT DE LA POLITIQUE SUISSE APRES LES ÉLECTIONS DU CONSEIL NATIONAL DE 2019
Claude Longchamp, président du conseil d’administration de gfs.bern
La puissante vague verte qui a déferlé sur les élections du Conseil national de 2019 a créé la surprise. Elle pose inévitablement la question suivante: la Chambre basse, désormais nettement plus à gauche et plus «verte», sera-t-elle en mesure de contribuer aux réformes du système de santé? Pour y répondre, jetons un oeil sur le climat général de la politique de la santé
Les réformes doivent s’inscrir sur toute une génération
A l’instar du changement climatique, les primes d’assurance-maladie ont été un sujet essentiel aux yeux des électeurs – devant la question européenne et l’avenir de la prévoyance vieillesse. Les électeurs sont sensibles depuis longtemps à la question des coûts de la santé et attendent des propositions de réforme de la part de leurs représentants au Parlement. Même si, comme le révèle le Moniteur de la santé 2019, la volonté de faire des réformes atteint rapidement ses limites lorsque la propre zone de confort est touchée. Ainsi, l’enquête réalisée auprès de 1200 électrices et électeurs montre que la qualité et la quantité des prestations du système de santé sont des valeurs essentielles à leurs yeux. Autrement dit, les mesures d’économie devant être réalisées dans l’assurance obligatoire des soins, quelle que soit leur forme, ne doivent pas nuire à la qualité des prestations, tout du moins telle qu’elle est perçue par les assurés. En outre – qui s’en étonnerait? –, une baisse de la qualité des prestations pour des coûts identiques n’est pas du tout souhaitée. Même constat s’agissant de la quantité des prestations de santé: elle est jugée plus importante que les coûts qu’elle engendre. Un rationnement des prestations superflues n’est considéré comme acceptable que s’il n’entraîne pas une dégradation des soins. Ces positions, loin d’être incongrues, révèlent que les initiatives populaires qui soumettent au vote des problèmes isolés avec des solutions isolées ne sont généralement pas aptes à réformer durablement le système tout entier – lequel représente tout de même 80 milliards de francs. Elles nous apprennent également que réformer profondément le système ne peut être le projet d’une législature, mais doit s’inscrire sur une génération tout entière. En outre, il est indispensable que les fournisseurs de prestations tiennent les manettes des réformes, car l’accroissement de l’efficience à leur niveau est d’une importance capitale pour enrayer durablement la spirale qui frappe les coûts et les prix. Quant au législateur, il doit jouer son rôle de régulateur en veillant à concevoir un cadre légal qui permette des réformes judicieuses.
Des initiatives en partie lacunaires
Deux partis ont répondu à cette problématique en proposant chacun une initiative populaire. Le PDC entend mettre un frein à l’évolution des coûts de la santé et baisser les primes en obligeant la Confédération et les cantons à intervenir si les coûts augmentent trop fortement par rapport à l’évolution des salaires. Le problème, c’est que l’appel à une intervention accrue de l’Etat a peu de chances d’être entendu par une majorité d’électeurs en Suisse. En outre, les conséquences de cette initiative pour les payeurs de primes sont encore floues et difficilement prévisibles. Le PS, avec son initiative d’allègement des primes, préconise de plafonner les primes à 10% du revenu disponible des ménages. Le hic, c’est que les coûts de la santé n’en seront pas moins élevés, mais seront simplement transférés du payeur de primes au contribuable. Autrement dit, les deux initiatives s’attaquent au problème, mais les solutions préconisées comportent des faiblesses et auront probablement de la peine à trouver une majorité dans les urnes. Ce ne serait d’ailleurs pas une exception, car jusqu’ici, toute initiative populaire visant à réformer le système de santé, ne serait-ce que partiellement, a échoué.
SYSTÈMES D’INCITATION ÉCONOMIQUE ET COÛTS DE LA SANTÉ
Beatrix Eugster, professeur d’économie, directrice du « Center for Disability and Integration », Université de Saint-Gall
Le marché de la santé obéit aux mêmes mécanismes que ceux qui régissent le commerce de détail par exemple. Cela signifie que le comportement des acteurs du système de santé – autrement dit les patients, les fournisseurs de prestations et les assureurs-maladie – répond à des incitations. Pour maîtriser la croissance des coûts de la santé, il faut donc mettre en place des mesures incitatives axées sur la réduction des coûts.
La pression des patients
Comme les patients ne paient pas – et ne connaissent pas – les coûts réels d’un traitement du fait de l’intervention de l’assurance en arrière-plan, ils se livrent à une surconsommation de prestations médicales. Il arrive par exemple que des patients poussent leur médecin à leur prescrire davantage de prestations bien qu’elles ne soient pas indiquées médicalement. Le médecin qui s’y refuse court le risque de perdre des patients. Une étude américaine montre que la résistance croissante aux antibiotiques est notamment due au fait que ces préparations sont souvent délivrées sans indication médicale. D’après les médecins interrogés, c’est la conséquence de l’insistance de certains patients pour obtenir «un médicament efficace » quel que soit le diagnostic. Dès lors, le médecin renonce délibérément à sa fonction de garde-fou. Les résultats d’une expérience réalisée avec un médicament contre le paludisme sont tout aussi alarmants: presque 60% des personnes ayant fait partie de l’étude se sont laissées prescrire un antidote onéreux contre le paludisme alors qu’elles avaient réagi négativement au test de dépistage de la maladie. Pourquoi? Parce que le médicament était délivré gratuitement lors du test. On ne viendra à bout de ces agissements inutiles, coûteux et dangereux pour la santé qu’en menant des actions d’information et, éventuellement, en augmentant la participation aux coûts. Les patients doivent absolument savoir combien coûte un traitement ou un médicament. Il faut leur faire prendre conscience des conséquences de leurs actes et de leurs desiderata, sans pour autant remettre en cause les soins effectivement nécessaires.
La médecine «défensive» tire les coûts vers le haut
Exhorter les fournisseurs de prestations à ne pas prescrire d’actes inutiles est indispensable, mais inefficace. En effet, rares sont les médecins qui admettront prescrire des traitements superflus. Car, là aussi, c’est la loi du marché qui s’applique: plus je «vends», plus je gagne. Or, pour que les médecins n’aient pas intérêt à prescrire des prestations inutiles ou trop chères, des mesures incitatives efficaces sont nécessaires. Des études montrent que les dépenses médicales de cabinets de groupe qui travaillent sur la base d’un budget global peuvent être réduites jusqu’à 5% en moyenne. La fixation d’un budget global dans les cabinets comptant peu de médecins s’est avérée la méthode la plus efficace. Avec le modèle d’un plafond budgétaire «strict» devant être respecté par le groupe – tout dépassement du budget entraînant une retenue des paiements de l’ordre de 10 à 20% – et de limites «souples» fixées individuellement au niveau des médecins, qui compensent les écarts vers le haut et vers le bas, il a parfois été possible de réduire jusqu’à 8% les coûts de traitement par médecin. Parallèlement aux incitations financières, la question de la responsabilité médicale des médecins peut conduire ceux-ci à prodiguer trop de soins à leurs patients. En raison des risques élevés qu’ils encourent en termes de responsabilité, les médecins se voient contraints de protéger leur activité. Cela se traduit par une augmentation de la «médecine défensive», qui a un coût. Une responsabilité moindre entraîne généralement une baisse des coûts de la santé sans que l’état de santé des patients n’en pâtisse.
Le rôle des assureurs
D’après des études américaines, la concurrence entre prestataires d’assurance au sein d’une même région de primes fait baisser les primes, tout comme une vive concurrence dans le commerce de détail profite aux consommateurs. D’autres études américaines indiquent que les subventions publiques versées aux assureurs-maladie n’entraînent une baisse des primes que dans les régions où la concurrence est intense. Du reste, les assureurs doivent s’efforcer, dans la mesure du possible, de conclure avec les fournisseurs de prestations des contrats qui créent les bonnes incitations, à l’instar des budgets globaux pour les cabinets de groupe évoqués plus haut.
COMMENT LA DIGITALISATION PEUT-ELLE RENDRE LE SYSTÈME DE SANTÉ MEILLEUR ET MOINS CHER?
Rainer Thiel, directeur, chef de la division Digital Health d’empirica Gesellschaft für Kommunikations- und Technologieforschung, à Bonn
Venons-en tout de suite au coeur du sujet: la numérisation «permettrait» d’économiser des milliards de francs dans le système de santé suisse – «permettrait » seulement, car en matière d’applications de santé numérique, la Suisse fait figure de lanterne rouge en comparaison européenne (avec la France et l’Allemagne), notamment en ce qui concerne l’introduction du dossier électronique du patient.
Les cabinets privés ont besoin d’un financement de départ
Le dossier électronique du patient (DEP) permet d’améliorer la sécurité des patients et de réduire les coûts à long terme. Difficile toutefois d’étayer cette affirmation par des faits, car les données probantes en la matière sont limitées, les analyses systématiques lacunaires et les systèmes en place dans les différents pays trop hétérogènes pour pouvoir être comparés entre eux. Ce ne sont pourtant pas les arguments qui manquent pour considérer la numérisation du système de santé comme une chance. Toutefois, dans une étude commandée par l’Office fédéral de la santé publique, empirica a comparé et quantifié les coûts et les avantages matériels et immatériels prévisibles du DEP pour différents groupes cibles, à savoir: les cabinets médicaux et les médecins de famille, les hôpitaux, les pharmacies, le personnel, les patients et la population. Résultat: sur la période de 20 ans examinée, les coûts totaux de près de 4 milliards de francs sont compensés par des avantages d’environ 8 milliards de francs. Les avantages nets positifs (monétarisés) résultent principalement de l’amélioration de la qualité des traitements et de la sécurité des patients tandis que les répercussions financières effectives restent négatives en raison des coûts d’investissement et d’exploitation relativement élevés de l’infrastructure. Les cabinets médicaux constituent un cas à part. En raison des coûts d’investissement et d’exploitation élevés, ils ne retireraient que peu de bénéfices du DEP, même à long terme. Autrement dit, sans réglementation de l’Etat ni financement de départ, il faut s’attendre à un blocage des investissements dans ce secteur.
La Suisse en queue de peloton
Les résultats d’une étude qualitative intitulée «International Benchmarking and Digital- Health-Index», réalisée dans 17 pays, permettent d’effectuer un examen approfondi de la situation de la santé numérique. Trois principaux indicateurs ont été analysés: l’activité politique et la stratégie, la propension à la santé numérique et l’utilisation réelle des données. La Suisse occupe la 14e place, tous indicateurs confondus, devant la France, l’Allemagne et la Pologne, qui ferment la marche. Une analyse détaillée indique que la Suisse est relativement bien positionnée en ce qui concerne la stratégie, le financement et le cadre légal, mais qu’elle est très en retard pour ce qui concerne l’utilisation réelle des données. Les synergies nécessaires entre les trois piliers indispensables à la réussite de la numérisation – stratégie efficace, gestion politique et institutions nationales de coordination – ne sont que peu, voire pas opérantes.
Voilà pourquoi la Suisse est à la traîne
Plusieurs raisons expliquent le fait que la Suisse – pays particulièrement innovant par ailleurs – fait figure de lanterne rouge justement dans le domaine de la numérisation du système de santé. S’il est tentant de voir dans le fédéralisme le principal coupable, il n’en est rien en réalité. Disons plutôt que jusqu’ici, on n’a pas pris la peine de convaincre la population des avantages de la numérisation, du DEP par exemple. Tandis que dans d’autres pays, la communication autour de la valeur ajoutée de la numérisation est considérée comme une tâche stratégique et que les avantages de la numérisation sont mis en avant, en Suisse, on parle sobrement d’un projet de pure infrastruc-ture, tout en attisant les craintes d’une utilisation abusive des données. Pas étonnant donc que le projet ne suscite pas l’enthousiasme des patients et des fournisseurs de prestations. Vient s’ajouter le fait que – particularité difficilement compréhensible – les médecins de famille ne sont pas contraints d’utiliser le dossier électronique. Autrement it, on laisse de côté un maillon central de la chaîne thérapeutique, qui recèle pourtant un énorme potentiel de maximisation des avantages. Autre spécificité: les assureurs-maladie sont exclus du processus de développement et de diffusion du DEP.
Créer des incitations
La voie suivie aujourd’hui, qui repose sur des objectifs stratégiques en matière de santé numérique fixés d’en haut par l’Etat (approche top down) et des activités venant de la base, focalisées sur la solution technique (approche bottom up), élude les besoins des utilisateurs du DEP, des assurés et des fournisseurs de prestations. Autant dire que cela ne motive guère ces acteurs à réclamer une introduction rapide du DEP. Or, celui-ci ne pourra que difficilement être imposé en Suisse sans systèmes d’incitations politiques et économiques. La voie peu judicieuse suivie jusqu’à présent doit donc laisser place à une stratégie reposant sur une approche middle-out, qui réunit les avantages des deux précédentes et place les utilisateurs au centre des préoccupations. En effet, d'une part, les interventions de l’Etat suscitent de la méfiance, ce qui incite à faire plutôt confiance au marché libre. D’autre part, les fournisseurs de prestations, à commencer par les médecins en cabinet privé, ont besoin de financements de départ judicieux, car le DEP ne pourra pas prendre son envol sans fonds publics. L’octroi de financements de départ permettrait de réexaminer le caractère facultatif du DEP pour les médecins de famille, qui n’est pas vraiment justifié. Les avantages nets estimés à 8 milliards de francs ne pourront devenir réalité que si la numérisation du système de santé est perçue comme une opportunité par tous les acteurs concernés et si les incitations erronées qui mènent à une augmentation du volume des prestations ou à des structures de soins inefficaces sont corrigées.